#Culture Et Talents
Publié le 27/10/20
Lecture 5 Min.
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#Culture Et Talents

Comment travaillerons-nous demain ? Quels métiers seront les plus impactés par la transition numérique ? Comment une entreprise comme Natixis s’empare-t-elle dès aujourd’hui des mutations à venir ? Échange entre Cécile Tricon-Bossard, directrice ressources humaines de Natixis, et Laetitia Vitaud (*), conférencière spécialisée dans le futur du travail.

CéCILE
TRICON-BOSSARD

Directrice des ressources humaines et membre du comité de direction générale

LAETITIA
VITAUD

Conférencière et présidente de Cadre Noir Ltd

Quelles sont les grandes transformations qui traversent le monde du travail ?

Laetitia Vitaud : « Nos sociétés sont entrées dans un mouvement de transformations multiples. Le monde du travail est en train de passer d'un paradigme à un autre. Le travail "moderne" est né et s'est construit à l'avènement de l'ère industrielle. Il a été à ce titre marqué par une forte culture "fordiste", où le lien de subordination entre l'employeur et l'employé et le principe de division du travail étaient compensés par une palette de facteurs de sécurité : salaire bien sûr, mais aussi droit du travail et protection sociale, poids et forte représentativité des syndicats, accès au crédit, reconnaissance sociale, etc. Puis cet agrégat s'est peu à peu fissuré, délité. Dès les années soixante sont apparus les premiers symptômes de la mondialisation : désindustrialisation, déclin syndical, financiarisation de l'économie. À quoi se sont ajoutées les crises économiques successives, qui ont ébranlé la promesse d'emploi et de sécurité. Enfin, la révolution numérique est venue accélérer cette désagrégation du modèle initial de travail. »

 

Comment les entreprises doivent-elles aborder ces transformations ?

Cécile Tricon-Bossard : « Ces transformations qui traversent nos sociétés, en tout cas pour les plus récentes, celles-là même que nous sommes en train de vivre et allons vivre demain, sont à minima perturbantes, sinon anxiogènes. C'est pourquoi les entreprises doivent les prendre en compte avec une grande responsabilité. À l'échelle des organisations du travail, il s'agit de composer entre les innovations multiples et la capacité à comprendre et accompagner des parcours de moins en moins linéaires, de plus en plus diversifiés. Pour ce faire, il faut que les directions des entreprises, mais aussi leurs managers, sachent anticiper pour être proactifs. »

 

Qu'est-ce que cela signifie sur le plan managérial ?

Cécile Tricon-Bossard : « Cela requiert notamment une grande flexibilité. Ne serait-ce que sur un plan intergénérationnel. Pour la première fois en effet, les entreprises sont en situation de faire cohabiter dans leurs effectifs quatre générations différentes. C'est un véritable enjeu pour le management. Autre exemple : on parle beaucoup de crise de l'autorité et il est vrai que le leadership, dans ses codes et ses modalités d'expression, est en train de changer. Aujourd'hui, on attend d'un manager qu'il soit plus à l'écoute et moins dans le contrôle ; d'un leader qu'il donne du sens et ouvre des perspectives, qu'il sache embarquer les équipes et leur donne envie de continuer à s'engager. Et la crise que nous traversons n'a fait que conforter cette tendance : la période de confinement que beaucoup de salariés ont vécue contribue à modifier en profondeur le rapport au travail, à la hiérarchie. Les managers doivent en tenir en compte, s'ils ne souhaitent pas démotiver les équipes. »

 

« Ouvrir des perspectives », « continuer à s'engager dans l'entreprise »... La logique de parcours n'est-elle pas amenée à devenir absolument centrale ?

Laetitia Vitaud : « Vous avez très justement mentionné le facteur intergénérationnel. La donnée démographique est essentielle. La population vieillit très vite. L'âge médian en France tourne autour de 40 ans, il sera plus proche des 45 ans dans vingt ans. L'espérance de vie continue d'augmenter, ce qui fait que nos vies, hier articulées en trois séquences – formation, travail, retraite – vont intégrer des rythmes inédits. On ne peut pas imaginer travailler quarante, quarante-cinq voire cinquante ans en faisant le même métier. Ce serait intenable sur les plans physique, mental et émotionnel. Nous changerons de métier, nous nous formerons pour cela, nous prendrons du temps pour nous occuper de nos aînés. Non seulement les parcours seront beaucoup plus hachés, mais le facteur âge n'aura plus la même importance. À cinquante ans, on pourra être junior (en termes d'apprentissage) et managé par un trentenaire. »

Cécile Tricon-Bossard : « C'est déjà de plus en plus souvent le cas ! L'équilibre des forces entre expertise, expérience et compétence est en train de bouger, ce qui a pour vertu d'introduire davantage de diversité dans les organisations. Les experts ne sont plus nécessairement seniors. Et les managers ne sont pas forcément des experts. Pour autant, cette nouvelle équation entre les âges n'est pas simple à appréhender pour les entreprises. »

 

Comment la transformation numérique va-t-elle impacter l'emploi et les métiers ?

Laetitia Vitaud : « Quand on parle des emplois de demain, on pense spontanément à des métiers du numérique. Mais la majorité des besoins va se concentrer ailleurs, dans des secteurs comme le sanitaire et le médical, l'enseignement ou l'artisanat. Et les changements les plus massifs ne seront pas tant le fait d'une transformation des tâches que d'un transfert de ces tâches vers les utilisateurs et bénéficiaires. C'est déjà le cas dans la grande distribution, où l'on demande de plus en plus aux clients de jouer le rôle de l'agent de caisse, dans les gares où l'on invite les usagers à éditer eux-mêmes leur titre de transport, et dans les agences bancaires où l'on attend de plus en plus des clients qu'ils réalisent eux-mêmes certaines tâches basiques. »

Cécile Tricon-Bossard : « La révolution numérique entraîne des conséquences sur le contenu et l'organisation de nos métiers ainsi que sur l'ensemble de nos business models. Nous ne pouvons plus nous saisir de la question du futur des métiers sans placer la transformation digitale au cœur de la réflexion. Il y a aujourd'hui plus de 35 métiers en transformation chez Natixis. La plupart de nos métiers va sans doute subir des transformations à un moment ou un autre, d'une manière ou d'une autre. En revanche, je ne pense pas que l'on puisse envisager la disparition proprement dite de métiers. Prenons l'exemple des fonctions de comptabilité, dont on sait qu'elles sont concernées par l'automatisation et l'intelligence artificielle : nous aurons toujours besoin de comptables. Simplement, leur métier se développera sans doute vers des prestations à plus forte valeur ajoutée, vers de l'analyse, du conseil. »

 

Quid de la fonction RH ?

Cécile Tricon-Bossard : « La fonction RH aussi change et va devoir changer. On demande moins aux fonctions RH de fournir de l'information et de la donnée. Elles doivent en revanche se mettre dans une posture d'écoute et de conseil vis-à-vis des collaborateurs et des managers, de compréhension de leurs attentes, d'accompagnement des parcours en adéquation avec les besoins stratégiques de l'entreprise. À cet égard, nous devons apprendre à ne pas avoir peur d'exploiter la somme colossale de données que les outils numériques mettent à notre disposition, pour mieux comprendre et anticiper les besoins individuels et collectifs. »

Laetitia Vitaud : « L'un des grands enjeux des RH est aussi, je pense, leur capacité à intégrer demain la diversité des nouvelles formes d'emploi portées par les consultants, les indépendants, les free-lance. Aujourd'hui, on entend trop souvent les RH dire : "ça n'est pas mon sujet". Demain, ça le sera forcément. Dans des organisations vouées à devenir de plus en plus éclatées et réticulaires, il faudra apprendre à considérer et gérer de nouvelles formes de partenariat. »

 

Comment l'entreprise et en particulier la fonction RH peuvent-elles accompagner les transformations qui sous-tendront l'entreprise de demain ?

Cécile Tricon Bossard : « En grande partie par la formation, pour permettre à chacun d'acquérir les compétences clés du futur, de rester employable, de changer de job plus souvent et plus facilement. Le recrutement interne doit être très clairement favorisé.
Quant à la culture, elle appelle un travail de terrain, où il s'agit d'identifier ce qui caractérise notre manière d'être, de travailler, de vivre ensemble, mais aussi des comportements ou attitudes à développer. L'objectif est d'intégrer au quotidien ces caractéristiques clés dans nos process organisationnels et nos business. Si l'on considère que la curiosité devient une attitude essentielle au sein de l'entreprise, qu'apprendre doit devenir un réflexe et un principe continu d'action, il faut au préalable s'assurer que nous aidons et préparons nos collaborateurs et managers à cela. La formation ne doit plus porter uniquement sur des savoirs techniques, mais aussi nous aider à développer les compétences comportementales et humaines qui font et feront l'entreprise dans la durée. »