#Culture Et Talents
Publié le 29/05/19
Lecture 5 Min.
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#Culture Et Talents

La journée Women in Science, organisée le 21 mai dernier à Sorbonne Université à Paris, a été l’occasion de mettre à l’honneur les femmes dans les sciences. Dans le sillage de cet événement, deux femmes scientifiques de renom partagent leurs visions et convictions sur le rôle des femmes dans les sciences.

Découvrez les regards croisés de Nicole El Karoui, professeur émérite de Mathématiques Appliquées à Sorbonne Université, ancien professeur à l’École Polytechnique, et fondatrice en 1990 et codirectrice du Master probabilités et finance du Laboratoire de probabilités, statistiques et modélisation (LPSM), membre du Comité scientifique de la Fondation Natixis pour la recherche et l’innovation, et de Pauline Barrieu, professeur de statistiques à la London School of Economics and Political Science (LSE), lauréate 2018 du Grand Prix Louis Bachelier Natixis – Académie des Sciences.

 

Natixis WISE 2019 Nicole EL Karoui et Pauline Barrieu

Pauline Barrieu et Nicole El Karoui lors de la journée Women in Science, le 21 mai 2019 à Paris

 

Pourquoi avoir choisi de faire carrière dans les mathématiques ?

Nicole El Karoui : Mon choix n’était pas déterminé, car mon profil était plutôt littéraire à l’origine et j’hésitais entre mathématiques et philosophie. Finalement, j’ai décidé d’aller en « prépa » scientifique, même si nous n’étions que trois filles pour 40 garçons. On nous expliquait que les filles n’étaient pas faites pour les maths, mais j’ai persévéré car c’était beaucoup plus intéressant qu’au lycée ! En fait, j’ai vraiment eu un coup de foudre pour les maths lors de mon DEA de probabilité, où l’idée qu’on pouvait faire des mathématiques de l’aléatoire m’a stupéfaite. Mais se lancer en recherche dans ce domaine, c’était une autre affaire…et le fait d’avoir démarré cette aventure à plusieurs, une fille et deux garçons, a été déterminant pour moi.

Pauline Barrieu : Mon parcours est atypique et pluridisciplinaire. Je n’ai jamais cherché à me spécialiser. Je dirais que la vie a choisi pour moi les mathématiques. Et puis, ce sont des rencontres qui m’ont amenée à emprunter cette voie. Après mon bac S, je ne savais pas quelle « prépa » choisir car j’aimais tout. À l’ESSEC, j’ai découvert la finance de marchés et j’ai rencontré Patrice Poncet, professeur à l’ESSEC, qui m’a conseillé le DEA de Nicole El Karoui à l’université Paris VI. À Paris VI, j’ai eu des cours impressionnants avec Pierre Priouret et Nicole El Karoui. Ils m’ont énormément apporté et m’ont guidée vers une thèse.

 

Quel regard portez-vous sur la place des femmes aujourd’hui dans les mathématiques financières ?

Nicole El Karoui : Cette question appelle des réponses à différents niveaux. D’abord à celui de la formation. Si l’une des spécificités françaises était que ce sont des femmes qui en grande majorité ont créé les masters de probabilités et finance, il n’y a maintenant plus aucune femme à la tête de ces formations.

L’une des raisons est la diminution sensible du nombre de femmes mathématiciennes, surtout au niveau professeurs d’universités, et directrices de recherche. C’est encore plus vrai en mathématiques financières, car la crise a véhiculé une image très négative de la finance. Il faut mener une vraie réflexion sur la formation des femmes dans ce domaine, les voies traditionnelles (comme les classes prépa) sont trop genres.

Pauline Barrieu : Il y a aujourd’hui une meilleure reconnaissance des femmes dans les mathématiques, mais je partage le constat de Nicole : elles ne sont toujours pas assez nombreuses, ni suffisamment visibles. Le sujet est celui de la diversité dans toutes ses acceptions – de genre bien sûr mais aussi disciplinaire, culturelle, etc. La diversité des profils et des parcours dans les sciences contribue à enrichir les approches et les travaux.

 

Comment susciter les vocations auprès des étudiantes ?

Pauline Barrieu : Il faut des rôles modèles, des figures féminines scientifiques pour se projeter. Personnellement, Nicole El Karoui a été ma « maman académique » et m’a inspirée à la fois sur le plan professionnel et personnel.

Nicole El Karoui : Trois axes sont pour moi prioritaires : donner à voir la richesse des métiers et parcours de carrière dans les métiers qui utilisent les maths ; mettre en avant des modèles féminins et instaurer une politique volontariste de recrutement de filles dans les écoles et formations universitaires scientifiques. En fait, il faut intervenir très en amont, en primaire, en leur faisant voir que la science ce n’est pas seulement compter, dans les médias en ne se limitant pas aux médecins…

 

Que souhaitez-vous dire aux jeunes filles et jeunes femmes qui envisagent de travailler dans le milieu des sciences ?

Pauline Barrieu : Je leur dirais qu’il n’y a pas de parcours type ! On peut être scientifique et aimer les lettres et les sciences sociales, j’en suis la preuve ! Nous pouvons arriver à la même destination en utilisant différent chemins. Et c’est justement la variété des chemins empruntés qui est riche. Et puis, je voudrais dire que l’on prend beaucoup de plaisir à faire des maths car elles nous permettent de comprendre et questionner le monde qui nous entoure.

Nicole El Karoui : Mesdames, vous avez une place à prendre ! On a besoin de scientifiques et des femmes en particuliers, il y a des jobs car les sciences sont partout. Plus que jamais, les sciences sont utiles à notre société. En faisant le choix des sciences, vous pouvez avoir un impact dans un monde aux disruptions digitales multiples. Vous êtes capables : croyez en vous !

 

Nicole, quelles sont les qualités nécessaires, selon vous, pour faire carrière dans les mathématiques ?

Une chose est sûre, ce sont les mêmes pour les filles et les garçons ! Une qualité me paraît primordiale : la curiosité et le besoin de comprendre. La recherche en mathématiques requiert un regard distancé sur les problèmes et le monde. Mais cette attitude est valable dans tous les domaines car elle permet d’anticiper les changements dans l’environnement. Les métiers dans les mathématiques sont tellement divers et variés, qu’il est très facile de changer d’orientation si on le souhaite. Il faut être curieux pour explorer le champ des possibles afin de trouver la voie qui nous corresponde dans les carrières mathématiques.

 

Pauline, vous avez reçu, en 2018, le Grand Prix Louis Bachelier – Natixis pour vos travaux de modélisation et du partage des risques dans un environnement incertain. Pour les non-initiés que nous sommes, pourriez-vous nous éclairer sur vos travaux ? En quoi font-ils écho aux problématiques de notre temps ?

Tout d’abord, une anecdote : quand j’ai reçu le mail m’informant que j’étais lauréate du prix, j’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un spam. Vous le voyez, le syndrome de l’imposteur et l’autocensure sont tenaces !
Concernant mes travaux, j’ai toujours été intriguée par le degré de confiance dans les modèles de décisions élaborés dans un environnement incertain et par des personnes aux profils et points de vue différents. Force est de constater que plus l’incertitude et les facteurs exogènes sont intégrés aux modèles, plus ceux-ci seront robustes.

Les questions et problématiques de notre époque recouvrent beaucoup de disciplines, c’est la raison pour laquelle l’approche pluridisciplinaire est importante dans mes travaux. La diversité des approches nourrit la pensée.